Aujourd’hui, pour cette première émission de la saison, c’est le jour de ma centième chronique Grands Livres Pour Petites Personnes. Cent c’est beaucoup, ça en fait des albums, des bandes dessinées, des documentaires ou des romans jeunesse présentés. Cent, c’est passé vite aussi. C’est toujours un tel plaisir de parler ici de livres pour enfants !
Alors c’est parti, aujourd’hui, je vais vous parler de l’album Coucou Sommeil de Saehan Parc, paru récemment aux éditions 2024, dans leur collection jeunesse 4048, un album que j’aime tout particulièrement et de plus en plus depuis que je l’ai découvert à la fin de l’été, il fallait bien ça pour un épisode cent !
J’ai déjà parlé ici de Saehan Parc pour son premier et savoureux album, déjà aux éditions 2024, Papa Ballon. Saehan Parc est une autrice-illustratrice coréenne installée à Strasbourg après y avoir étudié l’illustration aux Arts Déco. En plus de ses livres pour enfants, elle travaille pour la presse internationale et expose régulièrement ses illustrations.
Ici, le Sommeil est un personnage auquel une petite fille qui l’attend s’adresse et qui, tel le marchand de sable, a fort à faire chaque soir pour endormir tous les êtres vivants. Cette tâche répétitive et laborieuse s’avère indispensable à tous et toutes. Mais qui alors se soucie du Sommeil lui-même, qui voudrait bien s’endormir lui aussi ?

Après avoir découvert le travail de Saehan Parc avec enthousiasme par son approche de l’absurde bien plus profonde qu’il n’y paraît de prime abord dans Papa Ballon, voilà qu’elle s’empare du sujet rebattu en littérature jeunesse du coucher. Voilà une thématique classique d’albums pour les tout petits autant dans une idée de rituel d’apaisement permettant de s’endormir que dans le but de rassurer et contrer certaines peurs enfantines courantes autour de la nuit, du noir et de la solitude. L’on pense alors tant au grand classique entre tous Bonsoir Lune de Margaret Wise Brown et Clement Hurd, paru originellement en 1947 et toujours édité en France par l’École des loisirs, qu’à de très nombreux livres sur le sujet, parfois plus anecdotiques. Comme je l’ai déjà évoqué ici, notamment concernant des imagiers ou abécédaires, je trouve souvent intéressante la reprise de schémas classiques et connus de tous.tes, et pas seulement des spécialistes de l’album, par des auteur.ices bien plus novateur.ices dans leurs approches narratives ou d’illustration. Il y a là comme un cocon connu et populaire où se lover avec réconfort pour, dans ce cadre à élargir comme on le souhaite, en découvrir bien plus à loisir.
L’on retrouve ici toute la douceur du rituel apaisant pour endormir les petits. Le texte est sobre et doux ; son rythme est lancinant, voire musical dans cette répétition sous forme de boucle autour du coucher et de l’endormissement petit à petit de chacun.e. La narratrice est une petite fille qui attend au lit avec son chat le Sommeil, qu’elle a donc identifié comme tel et peut-être même vu, et s’adresse à lui. Tout le texte est à la seconde personne du singulier, l’enfant-personnage et l’enfant-lecteur devenant complices de ce petit personnage invisible aux yeux des autres. Le Sommeil prend la forme d’un petit personnage attendrissant, forme noire arrondie de laquelle se détachent deux yeux bleus grands ouverts. S’il est si indistinct, c’est sûrement que personne ne sait à quoi il ressemble vu que l’on s’endort à son approche. Ce personnage, généreux et humaniste, veille alors sur les nuits des autres l’air de rien. Il permet à tout un chacun de trouver le sommeil, lui que l’on ne voit jamais de fait, paradoxe de sa condition-même.
Au-delà de ce voyage rituel autour de l’endormissement de chaque être et chose, l’on peut voir bien plus dans ce livre. Il y est question de la solitude du Sommeil qui ne peut se lier avec rien ni personne tant l’on s’endort à son contact, avant même de le voir et de le savoir. Cette solitude est inclue dans sa condition même de Sommeil. S’en dégage une forme de spleen, de mélancolie face à la fatalité de sa condition. Le Sommeil devient une sorte de Sisyphe dont la mission et le voyage autour du monde se répètent sans fin chaque nuit allant vers une forme d’aliénation par ce travail laborieux. Ici, le temps s’étire et revient toujours autour du passage de la journée et de la fonction du Sommeil.

Ce voyage récurrent du Sommeil devient une sorte de quête initiatique, d’introspection où il va essayer de se trouver lui-même, le sommeil, cherchant de multiples endroits où s’endormir en vain. Le Sommeil ici a des insomnies, comme une mise en abîme fantaisiste et étrangement rassurante. S’il cherche lui-même à s’endormir en employant différentes techniques plus ou moins éprouvées ou farfelues comme la berceuse, la méditation ou le lit de poussins, personne n’est de fait là pour l’aider comme il le fait pourtant avec toutes et tous. Il est alors question de sa place, de son équilibre en tant que personnage dans l’équilibre du monde pour doucement s’endormir, comme chacun.e de nous.
Les illustrations de Saehan Parc sont douces et précises, principalement composées de formes géométriques au rotring fin tracées grâce à un normographe, principalement divers ovales et rectangles. Les personnages que sont le Sommeil, le chat et la petite fille sont faits de ces formes et en deviennent presque schématiques. Les paysages traversés par le Sommeil, faits de formes oblongues, deviennent, de cet épure, sensationnels par l’ajout de couleurs aux feutres à alcool laissant apparaître dégradés et nuances de la vie nocturne tout comme les lumières qui s’y allument. L’aspect dilué et sans netteté des contours de ces couleurs donne une texture parfois presque duveteuse à ce monde nocturne entre rêve et réalité. Le format à l’italienne du livre est propice à développer ces grandes étendues de paysages faits de bandes horizontales de couleurs ainsi qu’à reprendre la position couchée des dormeur.ses et des lecteur.ices. Le texte est placé sous les images, alternant pleines pages, doubles-pages et découpage formant parfois une sorte de gaufrier développant du mouvement dans un rythme doux. Chaque image est entourée par des sortes de bulles oblongues renforçant tant l’aspect tableaux de ces paysages ainsi encadrés que celui du rêve dans lequel on navigue peut-être avec le Sommeil. Dans cette nuit bien occupée, voilà que le chat ronronnant devient un train, les akènes des pissenlits flottent en l’air pour que l’on s’y installe douillettement et tant d’autres détails nous amenant, comme le Sommeil, vers la réalité du rêve et de l’endormissement.
Coucou Sommeil, Saehan Parc, éd. 2024, coll. 4048, 16 euros, à partir de 2 ans.
Pour retrouver l’émission Écoute ! Il y a un éléphant dans le jardin où cette chronique a été diffusée (vers 70 min environ).
Pour plus d’informations sur Saehan Parc et sur les éditions 2024.